Le miracle de St Denis (Michel Serres)

Michel Serres, Philosophe - Membre de l’Académie Française

Michel Serres commence par passer en revue ce qui ne lui semble pas nouveau, avant de détailler les aspects où selon lui réside la nouveauté : le rapport à l’espace, la question du droit, l’externalisation des fonctions cognitives. Les technologies contemporaines nous ont amené à extraire nos mémoires de nous-mêmes pour les confier à des disques durs notamment… Cette perte, comme l’a montré notre histoire, ne nous laisse cependant pas sans gains, car si nous avons bel et bien « perdu» la mémoire, nous avons aussi acquis des facultés nouvelles de relier, de connecter et de tisser des informations : nous sommes selon le philosophe maintenant « condamnés à devenir intelligents ».

Contenu (et interprétation) de l’intervention

Tout organisme vivant émet, reçoit, traite et stocke de l’information. Ce sont les quatre fonctions essentielles dont dispose un organisme (qui peut être un être humain, une machine, une organisation collective, etc.) par rapport à l’information. L’information consiste en un message, mis en place sur un support. L’informatique fonctionne sur un principe identique. Le premier support historique est l’être humain lui-même, à travers le langage ; ainsi, toute l’information passe par le support humain : le stockage, le traitement, la réception et l’émission.

Aujourd’hui, le support est de moins en moins humain : si autrefois on savait reconnaître la profession de quelqu’un à son apparence physique, il n’est désormais plus possible de le faire tant l’ordinateur est présent dans les différents métiers.

Transformation par rapport au temps

Pour faire une analogie très simple, on pourrait dire que l’homme est le matériel, et l’information le logiciel et les données. Or, au fil du temps, des transformations profondes se sont opérées.

Tout d’abord, trois grandes ruptures ont eu lieu quand le support de l’information a changé : d’abord le corps, puis l’écriture, puis l’imprimerie et les supports techniques. Le premier bouleversement fut donc le passage au stade écrit. On parle souvent de la fracture numérique, mais encore aujourd’hui, de nombreuses langues n’existent qu’au stade oral : cette fracture-ci est toujours présente. L’écriture, inventée au Moyen Orient , en Chine, dans plusieurs endroits du monde, a marqué le passage à un support papier, qui devenait extérieur à l’homme.

Beaucoup de nouveautés ont suivi ce bouleversement. Le droit en est un exemple, ainsi que les villes, la politique, l’Etat, qui sont des inventions contemporaines à l’écriture et qui se sont développés géographiquement dans les zones où est apparue l’écriture. L’émergence des sciences et du miracle grec y sont également liée. La monnaie, qui combine un support physique et un message (de valeur), est également typique de ce passage à un support externe, où l’échange de supports d’informations (les pièces de monnaie frappées) remplace le troc. Le capital, étymologiquement proche de cheptel, ne désigne plus une richesse faite d’un troupeau de boeufs mais l’accumulation d’une richesse dont l’information est donnée par la monnaie. L’école et la pédagogie naissent également de l’écriture, grâce à la possibilité de transmission. Et enfin les trois grandes religions monothéistes sont des religions de l’écriture.

Le changement de support a donc induit des modifications considérables pour l’humanité, jusqu’à l’histoire qui a ainsi pu être conservée et transmise au delà des générations. Le support n’est plus uniquement le corps de l’homme.

L’imprimerie

Un nouveau bouleversement est venu de l’imprimerie, avec un changement de support et de codage, vers le XVe siècle. Du côté des religions, le protestantisme est né ; du côté des sciences, les sciences de la nature ont émergé. En pédagogie, des traités sont écrits et diffusés. L’économie change, avec l’invention de la monnaie _scripturale _(les chèques, les lettres de change, etc) et de la comptabilité. les grandes villes (comme Venise) se développent là où l’imprimerie existe. Les grandes théories telles que la démocratie ou le libéralisme y trouvent également leur support.

De nouveaux supports, de nouveaux codes

L’informatique représente l’émergence d’un outil universel, une troisième révolution où le support change (et finit même par se dématérialiser, parfois).

Les révolutions peuvent être destructrices (on remplace l’ancien par le nouveau) ou au contraire additionnent les progrès : on parle, on écrit, on lit encore de nos jours. Mais comme tout révolution, des crises peuvent survenir pour ce qui avait prospéré à l’étape précédente. Les religions, l’urbanisme (comme à Shangaï, Rio ou Bueno Aires), l’enseignement sont remis en cause ou souffrent par rapport au temps de l’imprimerie. Il n’y a pas qu’en France où les questionnements sur l’enseignement foisonnent : quoi, à qui, dans quel but ? En Chine, aux Etats-Unis, au Canada, les mêmes questions se posent.

La science est aussi confrontée à des crises. Il y a cinquante ans, un professeur enseignait 80 à 90% de ce qu’il avait appris et de ce qu’il connaissait. Aujourd’hui, le chiffre a pu tomber à 10 ou 15%. L’information abonde.

Le droit lui-aussi est remis en question, car le web est une zone de non-droit relatif, où on tente (maladroitement) d’y appliquer un droit totalement extérieur à lui. Au Moyen-âge, la forêt était une zone de non-droit, où se retrouvaient les voleurs, les gens de sacs et de cordes, et représentait un danger. Quelqu’un y est venu, un jour, pour y inventer du droit. Il faut désormais un nouveau droit, une nouvelle ville, une nouvelle façon de croire.

Transformation par rapport à l’espace

Le mot adresse a profondément changé de sens. L’étymologie directus a donné direction et droit, dont le sens peut être lié (à vérifier). L’adresse postale est composée d’un nombre (le numéro dans la rue), relatif à une distance, et un autre représentant un découpage administratif (le code postal) lui-même lié à des coordonnées géographiques. Nous habitons donc dans un espace métrique, à la fois cartésien (mesuré) et euclidien (spacial).

Aujourd’hui, une boîte aux lettres est virtuelle : la vraie boîte aux lettres sert de moins en moins. Notre adresse la plus représentative est souvent l’adresse mail (adel) ou un numéro de portable.

[Une remarque : Autrefois, le français était la langue des élites, des classes dominantes alors que le peuple parlait des patois.]

L’adresse actuelle n’est plus descriptive : elle est codée. Elle devient indépendante de l’espace, ce qui fait que nous n’habitons plus entièrement dans le même espace. A ce titre, les nouvelles technologies ne raccourcissent pas les distances : elles nous font carrément passer dans un autre espace, un espace topologique (un espace de proximité).

Les réseaux n’ont pas été inventés par ces nouvelles technologies : dans l’ancien monde, le réseau des villes, celui des transports en commun en étaient des exemples. Les réseaux sociaux qui semblent avoir émergés ne sont que des réseaux dans un nouvel espace, où la distance disparaît. Ce nouvel espace aura besoin de nouvelles règles, d’un nouveau droit.

Le règne de l’accès

Nous avons désormais accès facilement à presque tout. Les bibliothèques n’ont plus la même acuité, tout comme les énormes cadrans solaires construits en Inde (plus ils étaient grands, plus ils permettaient un observation précise) sont devenus moins utiles avec l’invention à Venise de la lunette astronomique.

Les nouvelles technologies

Dans les sciences cognitives, on a pu déterminer les zones du cerveau impliqués dans les activités intellectuelles. Des zones sont spécifiques à la lecture. Or à quoi servaient-elles avant l’invention de l’écriture ?

Traditionnellement, les zones cognitives sont l’imagination, la raison, et la mémoire. Nos ancêtres avaient de la mémoire : dans les dialogues de Platon, une reproduction faite de mémoire des propros tenus par Socrate à la veille de sa mort tiennent sur 250 pages. L’Iliade et l’Odyssée se sont longtemps transmises par la tradition orale. Et paradoxalement, l’écriture a parfois induit des erreurs en reproduisant et en fixant des inexactitudes. L’écriture a en outre marqué une perte de la mémoire, puisqu’il n’était plus indispensable d’y faire appel pour conserver les choses et les informations.

Montaigne n’a-t-il pas fini par dire qu’il préférait une tête bien faite à une tête_ bien pleine_ ? A l’heure où l’imprimerie prospérait, la mémoire perdait son caractère indispensable. Avant, faute d’avoir la possibilité de vérifier les choses, il fallait les connaître a priori. Avec les livres, il devenait suffisant, pour vérifier, de retrouver l’information (dans le livre qui la contenait).

L’informatique accentue ce phénomène de perte de mémoire, car la mémoire et le stockage y est presque entièrement transféré (ou pourrait l’être). Lorsque l’homme s’est levé, à commencer à marcher sur deux pattes, qu’est-il advenu des membres antérieurs ? Ils ont changé de fonction, en perdant la fonction de déplacement et de portage, pour permettre une infinité de nouvelles fonctions possibles. La bouche a aussi perdu son rôle de préhension pour gagner par la suite la parole. Perdre, c’est donc gagner.

L’ordinateur externalise la mémoire de l’homme, mais aussi de la civilisation. L’imagination également se trouve réduite par la capacité de trouver une illustration de quasiment tous les concepts, grâce aux nombre exponentiellement croissant d’images accessibles par internet. La raisonnement profite de la puissance de calcul des ordinateurs.

A Lutèce, du temps où c’était une province romaine, les chrétiens étaient persécutés et se cachaient. Pour élire leurs évêques (à noter que les femmes participaient alors au vote), ils se réunissaient dans de salles fermées et surveillaient les alentours. Au cours d’une élection, la parole fut donnée à St Denis quand les Romains ont envahi le temple et l’ont attaqué. St Denis fut décapité. Il ramassa alors sa tête, et la montra à la foule. Le miracle fit peur aux Romains qui fuirent ; certains se convertiront. Un même miracle se produit désormais tous les jours devant nous, lorsque nous allumons notre ordinateur : notre tête est là, devant nous, en dehors de notre corps. Notre ordinateur est un miracle de St Denis

Alors que nous reste-t-il, si notre tête est ailleurs ? Il nous reste l’inventivité, l’innovation, l’intelligence. Le progrès des technologies nous condamne donc à être intelligents.

Source : software AG